Et tout recommencera - chapitre 2


Chapitre 2 : J''aimerais... Dormir.




«-Hey, pourquoi t'étais pas là depuis lundi ?


-... Je me sentais pas très bien.


-Ah... Et tu as rattrapé les cours ?


Je hausse les épaules face à cette nouvelle question de la blonde grassouillette qui a soudainement décidé de m'adresser la parole. Je n'ai pas demandé sa conversation, pas plus que sa pitié. Je n'en veux pas, et pourtant, il faudrait ne pas me faire une ennemie de cette fille.


-Heh ! T'as pas l'air de parler beaucoup, si ?


De nouveau, je réponds d'un haussement d'épaules, essayant de l'agrémenter d'un vague sourire.


-Désolée de t'avoir embêtée. S'il te faut quelque chose, n'hésite pas à demander, tout le monde est gentil ici.»


Je ne sais pas pourquoi sa phrase sonne vaguement fausse, plate. Un léger 'merci' passe mes lèvres, et la fille s'en va. Je ne m'attendais pas vraiment à ce que des élèves me prêtent attention. Pas plus que des professeurs, d'ailleurs.




Le soir même, dans le bus, le regard planant vaguement sur la rue, je les ai vus. Toute ma classe ou presque, discutant et riant, par petit groupes. Les mots 'bowling' et 'repas de classe' apparurent dans mon cerveau comme deux bulles d'air à la surface de l'eau ; je les avais entendu récemment, inconsciemment...
Mon regard resta vide et les battements de mon cœur réguliers, tandis que le bus, arrêté au feu rouge, reprenait sa route.


Quelques jours s'écoulèrent encore avant que j'ai de nouveau affaire à mes camarades. Quelques jours où je vins simplement en classe faire pointer mon nom comme présent, et repartis dès la sonnerie de la fin des cours, le corps fonctionnant automatiquement, l'esprit s'étant laisser perdre dans les méandres de mon cerveau.


Je sortais, passant les grilles du lycée, en retrait, seule après la foule. Je ne les remarquai même pas, adossées aux barreaux de fer. La blonde ; avec ses amies. Si on peut appeler ça comme ça.



«-Hey ! Viens par ici. On doit te parler.


Sourire cerné de rouge à lèvre couleur cerise. Ton mielleux, sucré. Et tout ce qu'il y a d'hypocrisie, de mensonge et de fausseté réunies dans ces quelques mots et ce simple sourire.
Je suis tentée de l'ignorer, simplement, par pure flemme. Mais cette fatigue des choses qui me tient au corps depuis bien six mois maintenant me permet tout de même de m'arrêter pour me tourner tranquillement vers cette inconnue et hausser les sourcils dans une demi question.
Un résonnement haut perché me répond, une espèce de rire. Je n'avais jamais essayé ça, être bullied, maltraitée par des camarades.
Haha, pourquoi ne pas tenter cette nouvelle expérience ?


«Est-ce que j'ai bien le choix, de toute façon ?...»


Elles m'ont emmené à l'arrière du lycée, un endroit que je ne connaissais pas, où manifestement, personne n'allait se trouver. Je me demandais vaguement ce qu'elles allaient bien pouvoir inventer concrètement.
L'attente n'a pas été longue. C'est assez drôle, mais je ne m'attendais pas du tout au choc, dans j'ai senti des phalanges s'enfoncer brutalement dans mon abdomen. Elles furent rapidement suivies par un genou, avant de me laisser le temps de tituber, et de m'écrouler à terre sous un nouveau coup. Je laissais échapper un rire quasi-muet, laissant tout de même entendre un « Ha... Ha... » pour le moins étrange. Je sentis leur léger mouvement de recul et devinai leur moue dégoutée.
«Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
-Elle a pété un plomb...
-J'crois qu'elle est juste un peu folle.»


Non, non... C'est juste moi... Moi que je découvre, pathétique, avec une endurance zéro aux coups... Tellement pathétique... Enfin après tout, c'est ta faute, papa, non ?...


Je crois que les coups se sont arrêtés sans même que je m'en rende compte. Ou bien je me suis évanouie avant ? Je ne sais même plus ce qu'elles ont dit à propos de pourquoi elles faisaient ça. Une histoire de type à qui je n'aurais pas du adresser la parole, quelque chose comme ça...


Je suis rentrée chez moi, et la vie a repris son cours, sans vraiment de grandes différences.


Et puis, comme sait si bien le faire la vie, la nouveauté devint habitude, comme si tout autre mode de vie n'avait jamais existé.
«Mélancolia? Ah oui, la folle de Terminale C... Ce n'est pas vraiment comme si elle protestait quand elle se fait bousculée, haha! »
Pas de protestations, pas de problème. J'avais l'impression de me voir d'au dessus, d'être un esprit planant, presque libre, mais obligé de suivre ce corps, cette enveloppe vide, enchaîné à lui, forcé d'assister au spectacle. Cependant, comme à tous les spectacles, on peut aussi choisir d'y perdre intérêt, de penser à autre chose.
Ce corps qui ne se faisait pas bien traiter, je ne pouvais rien y faire. Je n'avais aucun pouvoir sur lui, si?
 
Le corps se dirige vers la porte de la salle de Français. Il entend les voix d'un groupe de filles, lointaines, sur sa droite ; n'y fait pas plus attention qu'à la présence de la professeur assise à son bureau. Et puis une voix plus proche, aigüe.

«Aïe!»

Le corps a été bousculé, par un bras qui semblerait pourtant presque si frêle... Mais la fille comence à grimacer, presque comme sous le coup de la douleur. Et ses amies, précipitemment :

«Alice! Ça va?

-Uuh..

-Tu t'es cognée?

-Non! J'ai vu, c'est Mélanco...

-Shh!
Le bruit a animé la prof, qui relève la tête, se dresse à moitié.

-Qu'est-ce qui se passe ici?

Le corps semble tenter de s'exprimer.

-Je n'ai pas fait attention et A...

-Mélancolia a bousculé Al...

-Chhhh! »

Intimatations de se taire presque convaincantes, suivies des reproches seule à seul de la prof au corps. Plutôt seule à elle-même, car personne n'est vraiment là pour l'écouter. Et la pauvre femme s'énerve toute seule contre le corps, sans comprendre le pourquoi du comment, sans vraiment rien comprendre. Et puis, tout de même, le corps sort de la salle, est arrêté par le groupe de filles qui ont attendu là, s'excusent, criaillent, accusent. Le corps voudrait poursuivre son chemin, mais une muraille de mots l'assaille, l'enveloppe, et l'en empêche. Aux mots se mêlent bientôt les mains, les coudes, violents. Et le corps arrête de bouger, debout les yeux vides au milieu de la tempête, moins vivant que l'arbre arraché et tourmenté par celle-ci.
Est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de se battre quand on sait déjà qu'on a perdu? Est-ce que ça ne ferait pas que causer des ennuis à tout le monde?

Une voix plus grave, masculine, impérieuse, se pose au milieu de la tempête, l'absorbe, la fait disparaître au premier mot.

«Arrêtez ça tout de suite.»

Les yeux du corps ont cligné.

Mélancolia s'est réveillée.




Les filles ont disparu dans un murmure de vagues excuses mêlé de protestations faussement discrètes. Je marche seule avec ce prof d'histoire-géo dans un couloir vide. Pas très joyeux comme situation.


Qu'avait-il besoin d'intervenir ? Tout était tellement plus facile avant.
Il faudrait se battre à chaque instant avec, contre, pour la vie. Vie... Que j'avais trouvé si ennuyante.


Je pensais souvent au suicide, avant. Et depuis toujours, à la mort. Puis il y avait eu l'accident. Et j'avais arrêté de penser à ça. La vie n'avait pas de sens. Mais si vivre était fatiguant, se donner la mort l'était tout autant.
C'est comme ça, de fil en aiguille, que tout s'était trouvé être comme ça l'était.


Serais-je vraiment capable de rendre utile les mots de ce type ? Aurais-je vraiment la force de revenir à la vie ?


Raclement de gorge.


J'oubliais déjà où j'étais.


«... Mélancolia, c'est ça ? Ton prénom.


Je hochais la tête.


-Tu as l'intention de te toujours te laisser faire comme ça ?


Je voudrais tourner les yeux vers lui, je ne peux pas, je ne veux pas. Je me souviens de ces yeux chocolat, infinis, tourbillonnants. Ce serait tout de même accepter la défaite trop rapidement de ne pas même oser regarder quelqu'un en face alors qu'on vient de prendre la décision de ne plus se laisser faire  ; alors je tourne la tête. Mes yeux bleus rencontrent ses yeux.
Ils ne sont pas comme je me les rappelais. Quelque chose, quelque chose est différent. Je ne comprends pas ce qu'il y a dans ces yeux. M. Dasiny est un personnage complexe. Ou tout du moins a des yeux de personnage complexe. Je ne savais pas. Mon cerveau s'est remis en marche.


-Quel air sérieux !


Une ébauche de sourire. Ses yeux sont sombres. Eux ne sourient pas.


-Qu'est-ce qui se passe ?


Ces yeux... ils détachent chaque mot, séparent, découpent, dissèquent la phrase. Qui, vraiment, de nous deux est sérieux ?


-Mais rien.


Ce sourire soudain qui lui répond m'a surpris moi-même.
Tout d'un coup, je me sens prête à revivre, quelque chose a changé. Pourquoi ? Comment ?
Je ne sais pas. Peut-être, ce n'est pas très important.


Je vais essayer.






***


Et ma vie a repris. Dur combat que cette longue suite de jours, d'heures, de secondes.
Surtout quand on part avec une réputation comme celle que je m'étais laissé.


J'avançai.


J'avais passé de longues années à Paris, avant.


Un pas en avant.


J'avais acquis tout un art de savoir traverser. Entre deux voitures, à trois centimètres d'un bus lancé à tout allure.
Traverser comme d'habitude.


C'était devenu naturel pour moi, comme boire ou manger. Et puis quoi, on a l'habitude de traverser la même rue, tous les jours de l'année.


Traverser, invincible.


Depuis longtemps, j'avais profondément ancrée en moi, inconsciemment, la croyance que je connaissais déjà ma mort. Ma vie s’achèverait dans une dose imprudente de somnifères, un sommeil profond, tranquille. Il n'y avait aucun doute. Dans un an, dans soixante, peu importait.


Jamais je n'aurais imaginé quelque chose d'aussi violent que le choc dévastateur entre mon corps de chair et de sang et l'acier.


Jamais je n'aurais eu l'idée de ce corps décollant déjà, à peine à quelques centimètres du sol, déjà plus haut que ce qu'on pourrait penser.
Enfin, le choc, mon cœur qui fait un bond, reste suspendu, mon estomac qui se tord, mes nerfs hurlant jusqu'au coin le plus reculé de mon cerveau. Et la douleur.
Le monde tourne, pourquoi ? Je veux chercher le sang, je veux le voir. Mon sang, ma chair, répandu sur le pavé. Il n'y a pas de sang. Pourquoi ? J'ai mal. Où ? Des gens, partout. Du bruit.


Pourquoi ?


***




Blanc. C'est un plafond. Je viens de me réveiller. Je dormais donc. Où ? Aïe ! J'ai mal quand je bouge. Où suis-je ?


«Ooh ! Mélancolia !! Enfin ! J'ai cru... Ooh mon dieuu.


Trop fort. La voix m'a percé les oreilles. Ah, ça y est, identifiée. Maman.


-Vite, vite, elle s'est réveilléée !


Et papa, est-il là aussi ? ... ...Merde. C'est vrai. Il est mort. Il est mort. Et moi ?... Ah. La voiture. J'espère que je n'ai pas causé trop de problèmes au conducteur. J'ai mal... Un peu.
Je vois la pièce. Couvertures blanches, draps blancs, lit blanc, murs blanc. Odeur pas blanche. Odeur d'hôpital. Étrange. Horrible. L'odeur la plus horrible après celle de la mort. La mort a une odeur. Une odeur de chair, une odeur de pourri, une odeur de déjà vieux.
Des hommes, blancs aussi, blouse blanche, chaussures blanches. Ils entrent dans la pièce, ils n'ont pas de masques, je vois leur sourire, le même, blanc. Il faudra que je quitte cet endroit.


-Mademoiselle, bonjour. Comment vous sentez-vous ?



Cet homme qui remue ses lèvres a des yeux marrons. Comme ceux de ce type. Qui est-il, déjà ?... Ah oui. Le prof. Mais c'est vrai, ce ne sont pas tout à fait les même yeux, simplement une ressemblance.


-Vous pouvez parler ? Non ? Faites un signe, lever la main droite si ça ne va pas, cligner des yeux si ça va.


Il parle encore ? Que veut-il ? Il s'approche. Pourquoi ? Que me veut-il ? Que fait-il ?


-Mademoiselle !


Pfft. La tête qu'il fait. Ça fait paraître son nez encore plus plat qu'il ne l'est, ses yeux enfoncés n'ont décidément rien à voir avec les autres. Pour accentuer encore l'impression, il a un de ces cous partant presque directement du menton. Son visage ressemble à la tête d'une espèce de tortue en train de contempler sa nourriture. Impressionnant.


-Ha... Haha... Hahahahaha !


Tortue a un mouvement de recul. Sa nourriture rit ! c'est ce que me dit son visage. Alors je ris encore plus.


Ils parlent encore. Avec ma mère aussi. Puis les hommes blancs et tortue blanche aussi sortent.
Mes paupières me brûlent. Du noir apparaît sur le blanc, le tache, le fait disparaître.
S'enfoncer dans le sommeil. Noir. Sans fond. Immense.
Dormir.


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