Chapitre
2 : J''aimerais... Dormir.
«-Hey, pourquoi t'étais pas là
depuis lundi ?
Je hausse les épaules face à cette
nouvelle question de la blonde grassouillette qui a soudainement
décidé de m'adresser la parole. Je n'ai pas demandé sa
conversation, pas plus que sa pitié. Je n'en veux pas, et pourtant,
il faudrait ne pas me faire une ennemie de cette fille.
De nouveau, je réponds d'un
haussement d'épaules, essayant de l'agrémenter d'un vague sourire.
Je ne sais pas pourquoi sa phrase
sonne vaguement fausse, plate. Un léger 'merci' passe mes lèvres,
et la fille s'en va. Je ne m'attendais pas vraiment à ce que des
élèves me prêtent attention. Pas plus que des professeurs,
d'ailleurs.
Le
soir même, dans le bus, le regard planant vaguement sur la rue, je
les ai vus. Toute ma classe ou presque, discutant et riant, par petit
groupes. Les mots 'bowling'
et 'repas de classe'
apparurent dans mon cerveau comme deux bulles d'air à la surface de
l'eau ; je les avais entendu récemment, inconsciemment...
Mon regard resta vide et les
battements de mon cœur réguliers, tandis que le bus, arrêté au
feu rouge, reprenait sa route.
Quelques jours s'écoulèrent encore
avant que j'ai de nouveau affaire à mes camarades. Quelques jours où
je vins simplement en classe faire pointer mon nom comme présent, et
repartis dès la sonnerie de la fin des cours, le corps fonctionnant
automatiquement, l'esprit s'étant laisser perdre dans les méandres
de mon cerveau.
Je sortais, passant les grilles du
lycée, en retrait, seule après la foule. Je ne les remarquai même
pas, adossées aux barreaux de fer. La blonde ; avec ses amies.
Si on peut appeler ça comme ça.
«-Hey ! Viens par ici. On doit te parler.
Sourire cerné de rouge à lèvre
couleur cerise. Ton mielleux, sucré. Et tout ce qu'il y a
d'hypocrisie, de mensonge et de fausseté réunies dans ces quelques
mots et ce simple sourire.
Je suis tentée de l'ignorer,
simplement, par pure flemme. Mais cette fatigue des choses qui me
tient au corps depuis bien six mois maintenant me permet tout de même
de m'arrêter pour me tourner tranquillement vers cette inconnue et
hausser les sourcils dans une demi question.
Un résonnement haut perché me
répond, une espèce de rire. Je n'avais jamais essayé ça, être
bullied, maltraitée par des camarades.
Haha, pourquoi ne pas tenter cette
nouvelle expérience ?
«Est-ce que j'ai bien le choix, de
toute façon ?...»
Elles m'ont emmené à l'arrière du
lycée, un endroit que je ne connaissais pas, où manifestement,
personne n'allait se trouver. Je me demandais vaguement ce qu'elles
allaient bien pouvoir inventer concrètement.
L'attente n'a pas été longue. C'est
assez drôle, mais je ne m'attendais pas du tout au choc, dans j'ai
senti des phalanges s'enfoncer brutalement dans mon abdomen. Elles
furent rapidement suivies par un genou, avant de me laisser le temps
de tituber, et de m'écrouler à terre sous un nouveau coup. Je
laissais échapper un rire quasi-muet, laissant tout de même
entendre un « Ha... Ha... » pour le moins étrange. Je
sentis leur léger mouvement de recul et devinai leur moue dégoutée.
«Qu'est-ce que c'est que ce truc ?-Elle a pété un plomb...
-J'crois qu'elle est juste un peu folle.»
Non, non... C'est juste moi... Moi que
je découvre, pathétique, avec une endurance zéro aux coups...
Tellement pathétique... Enfin après tout, c'est ta faute, papa,
non ?...
Je crois que les coups se sont arrêtés
sans même que je m'en rende compte. Ou bien je me suis évanouie
avant ? Je ne sais même plus ce qu'elles ont dit à propos de
pourquoi elles faisaient ça. Une histoire de type à qui je n'aurais
pas du adresser la parole, quelque chose comme ça...
Je suis rentrée chez moi, et la vie a
repris son cours, sans vraiment de grandes différences.
Et puis, comme sait si bien
le faire la vie, la nouveauté devint habitude, comme si tout autre
mode de vie n'avait jamais existé.
«Mélancolia? Ah oui, la folle de Terminale C... Ce n'est pas
vraiment comme si elle protestait quand elle se fait bousculée,
haha! »Pas de protestations, pas de problème. J'avais l'impression de me voir d'au dessus, d'être un esprit planant, presque libre, mais obligé de suivre ce corps, cette enveloppe vide, enchaîné à lui, forcé d'assister au spectacle. Cependant, comme à tous les spectacles, on peut aussi choisir d'y perdre intérêt, de penser à autre chose.
Ce corps qui ne se faisait pas bien traiter, je ne pouvais rien y faire. Je n'avais aucun pouvoir sur lui, si?
Le corps se dirige vers la porte de la salle de Français. Il entend les voix d'un groupe de filles, lointaines, sur sa droite ; n'y fait pas plus attention qu'à la présence de la professeur assise à son bureau. Et puis une voix plus proche, aigüe.
«Aïe!»
Le corps a été bousculé, par un bras qui semblerait pourtant presque si frêle... Mais la fille comence à grimacer, presque comme sous le coup de la douleur. Et ses amies, précipitemment :
«Alice! Ça va?
-Uuh..
-Tu t'es cognée?
-Non! J'ai vu, c'est Mélanco...
-Shh!
Le bruit a animé la prof, qui relève la tête, se dresse à moitié.
-Qu'est-ce qui se passe ici?
Le corps semble tenter de s'exprimer.
-Je n'ai pas fait attention et A...
-Mélancolia a bousculé Al...
-Chhhh! »
Intimatations de se taire presque convaincantes, suivies des reproches seule à seul de la prof au corps. Plutôt seule à elle-même, car personne n'est vraiment là pour l'écouter. Et la pauvre femme s'énerve toute seule contre le corps, sans comprendre le pourquoi du comment, sans vraiment rien comprendre. Et puis, tout de même, le corps sort de la salle, est arrêté par le groupe de filles qui ont attendu là, s'excusent, criaillent, accusent. Le corps voudrait poursuivre son chemin, mais une muraille de mots l'assaille, l'enveloppe, et l'en empêche. Aux mots se mêlent bientôt les mains, les coudes, violents. Et le corps arrête de bouger, debout les yeux vides au milieu de la tempête, moins vivant que l'arbre arraché et tourmenté par celle-ci.
Est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de se battre quand on sait déjà qu'on a perdu? Est-ce que ça ne ferait pas que causer des ennuis à tout le monde?
Une voix plus grave, masculine, impérieuse, se pose au milieu de la tempête, l'absorbe, la fait disparaître au premier mot.
«Arrêtez ça tout de suite.»
Les yeux du corps ont cligné.
Mélancolia s'est réveillée.
Les filles ont disparu dans un murmure
de vagues excuses mêlé de protestations faussement discrètes. Je
marche seule avec ce prof d'histoire-géo dans un couloir vide. Pas
très joyeux comme situation.
Qu'avait-il besoin d'intervenir ?
Tout était tellement plus facile avant.
Il faudrait se battre à chaque
instant avec, contre, pour la vie. Vie... Que j'avais trouvé si
ennuyante.
Je pensais souvent au suicide, avant.
Et depuis toujours, à la mort. Puis il y avait eu l'accident.
Et j'avais arrêté de penser à ça. La vie n'avait pas de sens.
Mais si vivre était fatiguant, se donner la mort l'était tout
autant.
C'est comme ça, de fil en aiguille,
que tout s'était trouvé être comme ça l'était.
Serais-je vraiment capable de rendre
utile les mots de ce type ? Aurais-je vraiment la force de
revenir à la vie ?
Raclement de gorge.
J'oubliais déjà où j'étais.
Je hochais la tête.
Je voudrais tourner les yeux vers lui,
je ne peux pas, je ne veux pas. Je me souviens de ces yeux chocolat,
infinis, tourbillonnants. Ce serait tout de même accepter la défaite
trop rapidement de ne pas même oser regarder quelqu'un en face alors
qu'on vient de prendre la décision de ne plus se laisser faire ;
alors je tourne la tête. Mes yeux bleus rencontrent ses yeux.
Ils ne sont pas comme je me les
rappelais. Quelque chose, quelque chose est différent. Je ne
comprends pas ce qu'il y a dans ces yeux. M. Dasiny est un personnage
complexe. Ou tout du moins a des yeux de personnage complexe. Je ne
savais pas. Mon cerveau s'est remis en marche.
Une ébauche de sourire. Ses yeux sont
sombres. Eux ne sourient pas.
-Qu'est-ce qui se passe ?
Ces yeux... ils détachent chaque mot,
séparent, découpent, dissèquent la phrase. Qui, vraiment, de nous
deux est sérieux ?
Ce sourire soudain qui lui répond m'a
surpris moi-même.
Tout d'un coup, je me sens prête à
revivre, quelque chose a changé. Pourquoi ? Comment ?
Je ne sais pas. Peut-être, ce n'est
pas très important.
Je vais essayer.
***
Et ma vie a repris. Dur combat que
cette longue suite de jours, d'heures, de secondes.
Surtout quand on part avec une
réputation comme celle que je m'étais laissé.
J'avançai.
J'avais passé de longues années à
Paris, avant.
Un pas en avant.
J'avais acquis tout un art de savoir
traverser. Entre deux voitures, à trois centimètres d'un bus lancé
à tout allure.
Traverser comme d'habitude.
C'était devenu naturel pour moi,
comme boire ou manger. Et puis quoi, on a l'habitude de traverser la
même rue, tous les jours de l'année.
Traverser, invincible.
Depuis longtemps, j'avais profondément
ancrée en moi, inconsciemment, la croyance que je connaissais déjà
ma mort. Ma vie s’achèverait dans une dose imprudente de
somnifères, un sommeil profond, tranquille. Il n'y avait aucun
doute. Dans un an, dans soixante, peu importait.
Jamais je n'aurais imaginé quelque
chose d'aussi violent que le choc dévastateur entre mon corps de
chair et de sang et l'acier.
Jamais je n'aurais eu l'idée de ce
corps décollant déjà, à peine à quelques centimètres du sol,
déjà plus haut que ce qu'on pourrait penser.
Enfin, le choc, mon cœur qui fait un
bond, reste suspendu, mon estomac qui se tord, mes nerfs hurlant
jusqu'au coin le plus reculé de mon cerveau. Et la douleur.
Le monde tourne, pourquoi ? Je
veux chercher le sang, je veux le voir. Mon sang, ma chair, répandu
sur le pavé. Il n'y a pas de sang. Pourquoi ? J'ai mal. Où ?
Des gens, partout. Du bruit.
Pourquoi ?
***
Blanc. C'est un plafond. Je viens de
me réveiller. Je dormais donc. Où ? Aïe ! J'ai mal quand
je bouge. Où suis-je ?
«Ooh ! Mélancolia !!
Enfin ! J'ai cru... Ooh mon dieuu.
Trop fort. La voix m'a percé les
oreilles. Ah, ça y est, identifiée. Maman.
-Vite, vite, elle s'est
réveilléée !
Et papa, est-il là aussi ? ...
...Merde. C'est vrai. Il est mort. Il est mort. Et moi ?... Ah.
La voiture. J'espère que je n'ai pas causé trop de problèmes au
conducteur. J'ai mal... Un peu.
Je vois la pièce. Couvertures
blanches, draps blancs, lit blanc, murs blanc. Odeur pas blanche.
Odeur d'hôpital. Étrange. Horrible. L'odeur la plus horrible après
celle de la mort. La mort a une odeur. Une odeur de chair, une odeur
de pourri, une odeur de déjà vieux.
Des hommes, blancs aussi, blouse
blanche, chaussures blanches. Ils entrent dans la pièce, ils n'ont
pas de masques, je vois leur sourire, le même, blanc. Il faudra que
je quitte cet endroit.
-Mademoiselle, bonjour.
Comment vous sentez-vous ?
Cet homme qui remue ses lèvres a des
yeux marrons. Comme ceux de ce type. Qui est-il, déjà ?... Ah
oui. Le prof. Mais c'est vrai, ce ne sont pas tout à fait les même
yeux, simplement une ressemblance.
Il parle encore ? Que veut-il ?
Il s'approche. Pourquoi ? Que me veut-il ? Que fait-il ?
Pfft. La tête qu'il fait. Ça fait
paraître son nez encore plus plat qu'il ne l'est, ses yeux enfoncés
n'ont décidément rien à voir avec les autres. Pour accentuer
encore l'impression, il a un de ces cous partant presque directement
du menton. Son visage ressemble à la tête d'une espèce de tortue
en train de contempler sa nourriture. Impressionnant.
Tortue a un mouvement de recul. Sa
nourriture rit ! c'est ce que me dit son visage. Alors je ris
encore plus.
Ils parlent encore. Avec ma mère
aussi. Puis les hommes blancs et tortue blanche aussi sortent.
Mes paupières me brûlent. Du noir
apparaît sur le blanc, le tache, le fait disparaître.
S'enfoncer dans le sommeil. Noir. Sans
fond. Immense.
Dormir.
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